Face à ces contournements, les organismes de contrôle tricolores sont priés de se mobiliser sans moyens.
« Sarkozy nous a saignés, nous sommes à peine 1 200, râle un inspecteur du travail. De plus, notre organisation est territorialisée : comment tracer des dossiers transfrontaliers quand on ne peut intervenir au-delà de sa région ? » Pour l'efficace et entêté Renaud Dorchies, de l'Urssaf,
« ces affaires peuvent décourager car nous nous heurtons à la résistance de certains pays, dont les administrations ne collaborent pas du tout ».
Et de prévenir que,
« faute de contre-feux efficaces, ces pratiques vont tourner au drame économique ». Volubile leader de la Capeb, Patrick Liebus acquiesce :
« A systématiquement privilégier le moins-disant, les cadors de la construction ont introduit le ver de la concurrence déloyale dans le fruit. Aujourd'hui, pour remporter les marchés, les sous-traitants attitrés des Eiffage, Bouygues et Vinci sont acculés au low cost, c'est dévastateur. » Membre de la très libérale Fédération française des travaux publics jusqu'en juin 2012, Jean-Yves Martin aurait-il tourné casaque ? Dans un curieux revirement idéologique, il pourfend un
« système délirant » :
« Soit on s'adapte au train d'enfer mené par les majors elles-mêmes pressurées par les maîtres d'ouvrage, soit on coule. On est dans la même folie que celle qui convertit le cheval en bœuf. » Qui fait le cheval, qui fait le bœuf ? Jean-Yves Martin hésite.
Et pour cause : liquidée l'été dernier, Centrelec, son entreprise, a en son temps sollicité un sous-traitant polonais... Vous avez dit double langage ? Prompt à éreinter la
« frénésie low cost », Didier Ridoret n'en préside pas moins la patronale Fédération française du bâtiment (FFB), qui draine les mammouths écraseurs de prix :
« J'ai 57 000 adhérents parmi lesquels figurent certainement des moutons noirs, mais je défends l'avenir de l'activité. La directive de 1996, même appliquée à la lettre, est devenue intenable. Cette compétition biaisée nous tue. » Déontologue autoproclamé, Ridoret se refuse à tancer les mauvais élèves de la FFB, au motif qu'il
« ne dirige pas un ordre ». « Si j'évinçais ceux qui sont en délicatesse avec le fisc, l'hygiène ou les règles du prêt de main-d'œuvre... » Avec des adversaires de cet acabit, le détachement n'a pas besoin de partisans.
« En France, ce dispositif est perçu comme honteux, mais cette Europe-là, les politiques l'ont voulue. Il n'y aura pas de retour en arrière : Bruxelles y verrait un abus de protectionnisme », analyse Pierre Maksymowicz, créateur d'In Temporis, spécialiste des mobilités intra-européennes. De Lublin, où il développe honnêtement son business, il témoigne que Maurice Taylor is rich... de partisans.
A l'instar du patron de Titan, Pierre Maksymowicz conchie les ouvriers français
« obnubilés par leurs pauses- cigarette et incapables de rivaliser avec nos Polonais et nos Roumains en termes de rendement ». Et de lâcher :
« Tous mes clients français me disent que, chez eux, c'est "bonjour paresse". Ce refus de la pénibilité se traduit par une énorme pénurie : nos intérimaires ne font que colmater les brèches.» Avec 8 000 chômeurs supplémentaires recensés chaque mois dans le BTP, la pénurie sent l'alibi.
Patron du groupe Sesar, 160 salariés, Benoît Perret a sollicité une boîte portugaise pour rafler un appel d'offres d'Eiffage.
« Ici, on manque vraiment de candidats dans les jobs d'exécution et, quand on trouve, il y a un déficit d'implication, commence-t-il par justifier. Je suis allé saluer mes intérimaires portugais et tous m'ont remercié de leur donner du travail. Chez nous, c'est impensable. » Serait-ce la seule ingratitude de ses compatriotes qui l'aurait converti aux vertus du détachement ?
« Aujourd'hui, admet-il, les donneurs d'ordre négocient prix et délais jusqu'au bout : le prêt de main-d'œuvre est la seule parade à leurs exigences. C'est tragique, mais tout le monde s'y met. » Kader, 56 ans, s'en désole. Chef de travaux pour un géant du secteur, il compare la déferlante low cost à
« un virus qui ne profite qu'aux patrons. La misère de ces gars est utilisée pour nous démoraliser et nous convaincre que nos droits d'ouvriers vont régresser. Le pire, c'est qu'on n'arrive pas à expliquer à ces malheureux qu'ils nous précipitent vers le bas : ils sont dressés pour subir. Encore plus opprimés que nous, les Arabes, dans les années 60 ». A l'Europe, rien d'impossible.